L'élégance de l'oubli
L'élégance de l'oubli se manifeste par cette liberté qu'il nous laisse de choisir ce qui doit demeurer.
Extrait:
Au dépourvu de la solennité des stèles
On peut supposer que, dans ce pays, toutes les familles possèdent au moins un exemplaire de ces encombrants albums de photographies, à couverture cartonnée, glacée ou mate, parfois gaufrée, souvent illustrée, dans lesquels sont classés, selon des calendriers immuables ou des paramètres ésotériques, les portraits de ceux qui furent en vie alentour et de ceux qui traversent encore leur temps.
Par manquement, une boîte à biscuits en métal peint, une bonbonnière, un écrin contrefait (recouvert d’un velours délavé) dont on ignore toujours l’usage premier, un carton à chaussures, un coffret en bois de fortune au couvercle fendu peuvent suffire à l’affaire. Ces moyens de substitution rendent cependant impossible toute velléité de classement et n’affichent jamais aucune élégance. Mais la ferveur demeure.
Et lorsque quelqu’un, quelque part, tourne les pages de l’un de ces classeurs (manipulés avec toute la déférence que l’on porte aux tables sacrées), où furent épinglés autant de sourires que de grimaces, lorsqu’un autre fouille dans tel ou tel reliquaire (au fond duquel s’effacent plutôt qu’elles ne se révèlent des ombres de papier), nul doute que leur visage, à un moment donné (comme relevé par un rai de lumière ou, au contraire, affadi par un reflux soudain de nuage), ne reflète alors la candeur inquiète de l’orpailleur sur le point de séparer le sable de l’or.
L'élégance de l'oubli, chronique en vers et en prose
éditions Encres Vives, collection Encres Blanches, novembre 2020
ISSN 1625-8630. ISBN 2-8550
plaquette: 16 pages